Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

CINÉMA 
Ken Loach : « Il faut s’attaquer aux bases mêmes du marché libre »

 

Enfin, la pièce maîtresse de cet édifice, c’est Maloney, l’inflexible chef du dépôt, qui recueille chaque matin la litanie des problèmes personnels de ses vrais-faux employés mais refuse de leur céder sur quoi que ce soit, comme si le monde allait s’arrêter de tourner parce qu’un paquet n’arrivait pas en temps et en heure chez son destinataire. Tout antipathique qu’il puisse paraître, ce personnage, et c’est une force du cinéma de Ken Loach, n’en conserve pas moins un visage humain, à l’instar des agents des services sociaux qui retirent ses enfants à l’héroïne de Ladybird, ou des employés du job center auxquels se confronte Daniel Blake. Car n’en déplaisent aux contempteurs du double vainqueur de la Palme d’or : si ses films assument un clair parti pris politique, ils n’en sont pas pour autant manichéens, loin de là. Ils s’appliquent à montrer que les drames qu’ils mettent en scène résultent de structures sociales plutôt que de la malveillance de certains.

Sorry, we missed you – titre astucieux par son double sens, qui reprend l’en-tête des bordereaux que les livreurs laissent dans la boîte de leurs destinataires en cas d’absence – constitue ainsi le complément de Moi, Daniel Blake en se focalisant sur ceux qui sont juste de l’autre côté de la frontière qui sépare emploi et chômage.

A rebours du stéréotype du « tire-au-flanc » potentiel qui sommeillerait en chacun de nous et nourrit les politiques de « responsabilisation », Ken Loach montre dans chacun de ces deux films des femmes et des hommes qui aiment le travail bien fait, mais sont empêchés de le faire en raison de processus de rationalisation confinant à l’absurde.

Ce faisant, il en profite pour nous interroger sur les multiples manières dont le néolibéralisme envahit la vie quotidienne. Point de jugement moral pour autant. Mais une invitation à réfléchir à deux fois avant de passer commande en ligne. Entretien avec Ken Loach, un grand maître du cinéma social.

Pourquoi avez-vous choisi de situer l’action de Sorry we missed you à Newcastle, en Angleterre, comme celle de Moi, Daniel Blake, plutôt qu’en Irlande ou même en Ecosse, où vous avez beaucoup tourné ?

Nous ne voulions pas risquer de nous empêtrer dans le débat autour de l’indépendance de l’Ecosse. Le sujet dont traite le film n’est pas un problème écossais mais européen.

Cela étant, le choix de Newcastle ne s’est pas fait par défaut. C’est d’abord une petite ville, pas une grosse comme Manchester ou Birmingham. Elle possède une forte identité locale, avec un dialecte encore très pratiqué. Et elle se situe dans une partie de l’Angleterre relativement séparée du reste du pays, où les gens sont fiers de leur région et de leur ville. L’économie s’y est développée à partir de vieilles industries, la mine et la construction navale notamment, qui sont désormais parties, laissant derrière elles un chômage très élevé et une profusion d’emplois occasionnels.

Les gens y sont très accueillants et ont un véritable sens de la comédie. C’est la conjonction entre une culture ouvrière riche et ancienne d’une part, et une situation socio-économique difficile de l’autre, qui en faisait un lieu idéal pour situer l’action du film.

© XINHUA-REA

 

Vous auriez pu intituler votre film It’s a free world qui met en scène des intérimaires, si ce n’était déjà pris ! Pourquoi avoir choisi le métier de chauffeur-livreur parmi toutes les professions possibles ?

La profession de chauffeur-livreur est particulièrement vulnérable. Nous ne voulions pas tourner à l’intérieur d’un centre de distribution, tout simplement parce que cela aurait nécessité un lieu immense qui aurait dépassé le budget dont nous disposions.

Puis, l’avantage de mettre en scène un chauffeur-livreur, c’est qu’il circule dans la ville. Cela permet d’en esquisser un portrait et de présenter toute une palette d’habitants par le biais des destinataires des colis que Ricky distribue : l’homme invalide qu’il aide à porter ses sacs, le supporter de football…

Cherchez-vous à ce que les spectateurs se sentent coupables de commander par Internet ?

Ce n’est pas une affaire de morale individuelle mais de grande transformation du monde du travail. Les emplois fixes, d’une durée de huit heures par jour assortis d’une rémunération suffisante pour satisfaire les besoins de sa famille, se projeter dans l’avenir et trouver un logement, sont transférés vers des emplois instables, sans garanties, où l’on est obligé de travailler 12 ou 14 heures par jour pour espérer obtenir une rémunération minimale, sans assurance chômage, congés payés ni rémunération en cas de maladie. Bref, où tous les risques reposent désormais sur le travailleur.

Ce transfert de pouvoir des travailleurs vers les employeurs empêche du reste les syndicats de fonctionner : ils essaient mais ne parviennent pas à s’implanter parmi ces travailleurs.

Le seul moment où les syndicats sont évoqués, c’est à travers le personnage de Molly, une patiente d’Abby, ancienne militante syndicale qui lui parle des grandes grèves de 1984…

Oui, c’est l’une des clés du film, à savoir le déploiement inéluctable du capitalisme. Les individus ne sont pas des rapaces. C’est le fonctionnement même du capitalisme qui provoque les scènes de violence. C’est assez simple : s’il y a une compétition pour gagner les contrats, c’est le moins cher qui l’emporte, mais pour proposer les tarifs les plus bas, il faut couper dans le coût du travail.

On ne peut pas sécuriser l’emploi si on ne planifie pas l’économie, et on ne peut pas planifier ce qu’on ne possède pas

 

Les employeurs recrutent des salariés qu’ils ne paient que quand ils en ont besoin. Ils recourent à des intérimaires ou à des soi-disant auto-entrepreneurs, sans avoir de responsabilité à leur égard. Ils imitent leurs concurrents, sinon ils sont éliminés de la course. Je crois malheureusement que les politiques passent à côté de ce phénomène. Ils parlent maintenant de réhabiliter les syndicats – très bien – , mais il leur manque la compréhension de ce qui est en train de se passer et des manières d’y remédier. Il faut s’attaquer aux bases mêmes du marché libre. C’est ce point que nous essayons de mettre en évidence dans notre film.

Pour parler plus directement de la politique actuelle, nous avons évidemment ce vif débat autour du Brexit au Royaume-Uni. Mais ce que les forces de gauche ne disent pas, c’est que l’Union européenne est basée sur le marché libre, comme l’affirment tous les traités fondateurs. C’est l’argument de gauche principal qui justifie de vouloir quitter l’Union européenne (UE) : nous voulons en effet une économie socialiste, planifiée, où les moyens de production appartiennent au peuple. On ne peut pas sécuriser l’emploi si on ne planifie pas l’économie, et on ne peut pas planifier ce qu’on ne possède pas.

 

Vous dites qu’il ne s’agit pas de morale individuelle. Ricky et Abby se battent pour rester humains en dépit des cadences imposées. Malgré tout, Ricky ne bronche pas quand un de ses collègues est renvoyé et qu’il peut récupérer sa tournée

Oui, tout cela est contradictoire, n’est-ce pas ? Ricky aide par exemple cet homme qui a des problèmes médicaux à porter ses colis, mais d’un autre côté, il est poussé à ne pas agir ainsi. Le système actuel encourage les gens à être des concurrents, pas des camarades. Maloney, le gérant de l’entrepôt, essaie tout le temps de monter les chauffeurs les uns contre les autres : « travaille dur et tu auras une meilleure tournée, plus rentable, tu auras des avantages supplémentaires, davantage d’argent ».

Les membres des classes populaires que vous montrez continuent pourtant à manifester ce que George Orwell appelait la « décence commune ». Ils se comportent avec humanité. Mais cela ne les empêche pas de voter pour des politiciens qui prônent la concurrence libre et non faussée…

C’est une profonde contradiction. Pourquoi les gens votent-ils contre leurs propres intérêts ? C’est un problème aussi vieux que le suffrage universel : la classe dirigeante parvient à manipuler le vote des classes laborieuses.

Pourquoi cela a-t-il pris si longtemps pour sortir du féodalisme ? Parce qu’il y avait l’Eglise notamment, qui incitait les gens à rester à leur place. Aujourd’hui, elle a été remplacée par les médias dans cette fonction. Alors pourquoi les gens votent pour le fascisme ? Pourquoi votent-ils pour Le Pen ? C’est une question difficile, elle implique de se pencher sur les mécanismes de construction de la conscience de classe à mon sens…

Pourtant, il n’y a aucune référence à la politique ou aux médias dans le film

Nous en avons beaucoup discuté entre nous. Le problème, c’est que l’on doit présenter une histoire simple mais dont le sens n’est pas univoque. Si l’on avait mis un représentant syndical, cela aurait été comme si c’était moi qui m’adressais directement aux spectateurs pour leur prêcher la bonne parole. Et ça aurait tué le film.

Les spectateurs ont horreur qu’on leur dise ce qu’ils doivent penser. Mais dans le même temps, nous cherchons à susciter chez eux une certaine colère

 

Les spectateurs ont horreur qu’on leur dise ce qu’ils doivent penser. Mais dans le même temps, nous cherchons à susciter chez eux une certaine colère, pour leur donner envie de se syndiquer par exemple. Nous cherchons simplement à amener les spectateurs à se questionner, à se demander ce que l’on peut faire face à ces évolutions. Mais si nous leur fournissions la réponse, cela saperait toute leur énergie.

La révolte, en particulier la révolte adolescente, traverse votre filmographie. Sebastian, le fils aîné, est d’une certaine manière le seul personnage du film qui se rebelle vraiment contre l’absurdité du système capitaliste dans lequel tous se débattent…

L’adolescence est l’âge où le caractère se forme et où l’avenir apparaît ouvert : il est important et intéressant d’écouter les adolescents. En même temps, la plupart des parents entrent en tension avec leurs enfants à un moment ou un autre. Ici c’est parce que Ricky et Abby sont épuisés par leur travail : ils ne sont pas à la maison quand les enfants sortent de l’école, ni même plus tard en soirée… Ce n’est pas une situation extraordinaire que nous montrons ainsi, toute famille y est confrontée jusqu’à un certain point.

Pourquoi avoir ici choisi de mettre en scène une famille qui n’appartient pas au plus bas des classes populaires, mais à ce que l’on pourrait appeler la classe moyenne inférieure ?

C’est vrai, ce n’est pas la classe ouvrière absolue. Mais cela dépend de la manière dont on définit une classe sociale. Il y a des niveaux de pauvreté différents à l’intérieur même de la classe ouvrière. La famille que nous montrons fait néanmoins bien partie de la classe ouvrière, ce sont des travailleurs qui ne contrôlent pas leur outil de production.

Mais ils ne cumulent pas les difficultés comme certains personnages de vos précédents films, l’héroïne de Ladybird ou même Katie dans Moi, Daniel Blake

Oui, c’est exactement ce que nous avons cherché à montrer : c’est une bonne famille. Ricky et Abby sont enthousiastes. Ils veulent travailler et en sont capables. Ils s’occupent de leurs enfants, ne consomment pas de drogues, ne jouent pas d’argent… Tous les ingrédients pour une vie de famille réussie sont réunis.

Sauf qu’ils travaillent trop longtemps, ne bénéficient d’aucune sécurité de l’emploi, ni de tous les droits conquis par les syndicats : une journée de huit heures, un salaire décent… C’est pour cela que le système les détruit malgré tout.

 

NB: bientôt la suite

Tag(s) : #Livres cinéma, #Sociale
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :