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Alban Bensa, l’anthropologue «à taille humaine» des sociétés kanakes

 

La disparition dimanche du chercheur laissera un vide dans le champ des sciences sociales mais aussi en Nouvelle-Calédonie, où il enquêtait depuis 1973 avec rigueur et passion.

 

par Eric Wittersheim, Anthropologue, maître de conférences à l’EHESS

publié le 13 octobre 2021 à 13h44
 

L’anthropologue Alban Bensa est mort dimanche 10 octobre à Paris. Sa disparition, des suites d’une longue maladie contre laquelle il se battait depuis des années, nous attriste et laissera un vide important. Dans le champ des sciences sociales bien sûr, à l’EHESS notamment où il a enseigné durant plus de trente ans, guidant avec enthousiasme plusieurs générations d’étudiant·e·s ; mais aussi en Nouvelle-Calédonie, où il enquêtait depuis 1973 avec rigueur et passion sur les sociétés kanakes et leur capacité de résistance face à la colonisation. Son anthropologie des sociétés mélanésiennes, fondée sur une érudition exigeante, s’est en effet accompagnée d’un engagement sans faille pour la reconnaissance du droit à l’autodétermination du peuple kanak. Alban Bensa était «un compagnon de route fidèle, amical et fraternel», pour Paul Néaoutyine, l’un des leaders historiques du mouvement indépendantiste.

Alban Bensa s’était dirigé vers les sciences humaines pour, disait-il, fuir le monde étriqué de la bourgeoisie. Sa thèse de 3e cycle, consacrée aux saints guérisseurs du Perche, témoigne de son intérêt déjà grand pour les mondes populaires et ruraux. Il devient rapidement maître-assistant à la Sorbonne (en 1971) et y fait très tôt l’expérience douloureuse des pesanteurs hiérarchiques de l’université, et plus encore du caractère parfois abstrait et désincarné de l’anthropologie, loin des acteurs et du terrain qu’il affectionnait. Il se lie, dès cette époque, avec quelques collègues qui partagent comme lui un souci profond de l’enquête ethnographique : le sociologue Michel Pialoux, les anthropologues Patrick Williams, Jean Bazin ou Robert Cresswell. Mais la rencontre la plus décisive est celle du linguiste Jean-Claude Rivierre qui, avec sa femme Françoise Ozanne-Rivierre, a entrepris de décrire les langues kanakes à une époque où le peuple autochtone de Nouvelle-Calédonie était encore relégué aux marges de la société et de la citoyenneté. Avec Rivierre, il entreprend un vaste travail de collecte, de traduction et d’interprétation des récits historiques et poétiques, termes qu’il préférait à ceux de «mythes» (les Chemins de l’alliance, 1982).

 

Il disait faire partie des «derniers des Mohicans»

Alban Bensa n’a eu de cesse de critiquer l’idée qu’une «pensée mythique» habiterait les peuples premiers et les empêcherait d’entrer dans la modernité. A l’instar de l’anthropologue américain Marshall Sahlins, disparu l’an dernier, ou de l’historien Nicholas Thomas, il défendait l’idée que les peuples d’Océanie étaient bien des sociétés «dans l’histoire». L’ouvrage majeur qu’il a publié en 2015 avec Adrian Muckle et avec Kacué Yvon Goromoedo, les Sanglots de l’aigle pêcheur, montre ainsi comment le monde kanak a pensé et a interprété, dans des formes narratives et littéraires qui lui sont propres, la funeste rencontre avec le monde européen. Plus qu’une résurgence des traces du passé, ou qu’une ethnologie dite «de sauvegarde», ce travail révèle la manière dont les peuples vaincus, qui sont souvent ceux qui sont chers à l’anthropologue, envisagent leur place dans le monde, et parviennent à se réapproprier tant leur histoire que, parfois leurs terres, leurs droits, et même leurs mines de nickel… Ce travail d’enquête de très longue durée tranche avec la manière dont se construisent aujourd’hui les carrières de chercheurs. Il disait faire partie des «derniers des Mohicans» en restant ainsi attaché à un seul terrain, quand les contraintes managériales de la recherche académique incitent plutôt aujourd’hui à multiplier, et à raccourcir la durée des enquêtes ethnographiques.

Connu pour son engagement en faveur de la reconnaissance des droits du peuple kanak, Alban Bensa mena tout au long de sa vie professionnelle un autre combat, plus théorique celui-là. A partir de ses recherches en Nouvelle-Calédonie, Alban Bensa va en effet chercher à poser les bases d’une anthropologie «à taille humaine» comme le suggère le sous-titre d’un de ses ouvrages (Après Lévi-Strauss, 2010). Cette anthropologie proche des acteurs va trouver à l’EHESS, où il est élu maître de conférences en 1990, puis directeur d’études en 1995, un terrain propice. A l’«Ecole», il va développer une anthropologie critique en dialogue avec l’histoire, et notamment avec la micro-histoire autour de Jacques Revel. Il y animera durant des années un séminaire d’anthropologie politique particulièrement corrosif avec son ami Jean Bazin, ainsi que des stages de terrain ethnographique avec l’ENS où l’équipe qu’il formait avec, entre autres, Gérard Noiriel, Florence Weber, Stéphane Beaud, puis Eric Fassin et Benoît de L’Estoile a contribué à former plusieurs générations de chercheurs. Pour la plupart des jeunes chercheur·e·s qu’il a encadrés, Alban Bensa aura été plus qu’un directeur de recherches : au-delà de ses qualités de pédagogue, son entrain et sa jovialité ont aussi contribué à attirer vers la recherche des personnalités aux trajectoires atypiques.

Cette capacité de résistance à l’adversité

Parallèlement à ses textes critiques (publiés en 2006 par les éditions Anacharsis sous le titre : la Fin de l’exotisme), et à ses travaux érudits sur les traditions orales, Alban Bensa a donc consacré beaucoup de temps à militer pour le peuple kanak. Sa conception d’une anthropologie engagée ne se limitait pas à des prises de position politiques, ou à des postures morales. Durant la période des «événements» (1984-1989), et après, il a été l’un des fers de lance de la solidarité avec le peuple kanak en France, animant une association, organisant des manifestations et des débats, au côté de quelques figures de l’anticolonialisme et avec l’aide de certain·e·s de ses étudiant·e·s. Si le peuple kanak a aujourd’hui acquis sa place «au banquet des civilisations», comme le souhaitait ardemment son ami Jean-Marie Tjibaou, il n’en était pas de même, loin s’en faut, lorsqu’il avait entamé ses recherches sur le Caillou au début des années 70. Cette reconnaissance du peuple kanak, Alban Bensa y aura contribué avec persévérance et exigence, encouragé en cela par l’historien et militant Jean Chesneaux.

Alban demeura toujours partagé entre son investissement total dans la carrière académique et son souci de garder, à l’instar du savant André-Georges Haudricourt (1911-1996) dont il fut proche, «les pieds sur terre». Attaché aux Kanaks, auxquels il a consacré cinquante années de recherches, Alban Bensa l’était également aux habitants du petit village du Trégor où il aimait se ressourcer, partageant ses journées entre l’écriture et la pêche en mer à bord d’un petit bateau en bois. Il retrouvait en Bretagne cette capacité de résistance à l’adversité et à l’effacement qui le fascinait chez les Kanaks. Il avait noué là-bas des liens forts, assouvissant avec ses voisins sa passion pour l’histoire locale, la langue et la toponymie. C’est à eux, et bien sûr à ses filles Elise et Anna, à son épouse Hélène, que je pense en ce moment.

Salut à toi Alban Bensa, et oleti ! (1).

(1) «Merci», en drehu, l’une des 28 langues kanakes de Nouvelle-Calédonie.
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